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L’Islande et le photographe

par Véronique Le Normand

Le photographe avait l’habitude de retravailler ses photos. Il mélangeait les clichés, superposait les formes, dénaturait les lieux, les délivrait du temps et de l’espace, pour finalement inventer sa poétique du paysage. Le photographe était un artiste qui avait pris l’habitude de voyager entre la géographie et le rêve, il façonnait de nouveaux territoires sous des horizons imaginaires. Cette année-là, il avait mis le cap sur l’Islande, la pêche était prometteuse. Tous les jours, il exposait ses nouvelles prises sur Facebook. « Celles-ci, tu n’auras pas besoin de les retravailler », commentaient les amis le connaissant. En Islande, en effet, on aurait dit que le paysage avait été sculpté spécialement pour lui par les esprits de la nature. Magnétisé par une force occulte, l’œil du photographe hantait des ciels tagués de runes. Ici, il focalisait sur un elfe assis au bord d’un volcan, là, il braquait l’objectif sur un drakkar de glace dessiné par un architecte céleste, ici encore, il zoomait sur une forteresse de mousse et de lichen, brossée par une armée de jardiniers invisibles. Entre la mer et la montagne, le froid et le feu, la vie et la mort, le photographe se sentait en Islande chez lui, exactement là où il tentait d’aller habituellement en retravaillant ses photos, à la frontière des mondes. Pour atteindre cet Eldorado, l’artiste avait l’habitude de travailler dur. Cette fois, nul besoin d’escalader le réel, d’installer des cairns en équilibre sur les nuages, de traverser et retraverser les apparences mille et une fois avant d’entendre résonner l’écho de l’âme. Cette fois, l’aventure créatrice lui était donnée dans sa totalité, avec un seul clic. C’était fort, si fort…. Trop fort. Et puis, vint le temps de partir, de quitter cet espace magique où pour la première fois l’artiste s’était senti l’objet de sa création. Il rentra à Paris la mort dans l’âme, si bouleversé par cette expérience renversante que son cœur céda… L’Islande a failli être son dernier voyage. Le photographe ne sera plus jamais le même. L’artiste est un revenant, l’œuvre une prémonition.

28 février 2020